Récit inspiré d'une histoire vraie
Or, ce matin-là, c'est sous un rocher situé à mi-pente que toute l'attention se portait. L'accès y était périlleux, mais l'abri sous-terrain formé par l'énorme caillou était suffisamment large et profond. Tout au fond, blottis les uns contre les autres, dormaient trois bébés aveugles, tout jeunes et tout frais, des petits Lynx.
C'est en mars ou avril que le rut avait eu lieu. La femelle avait répondu à l'appel d'un mâle, de profonds miaulements courts et sonores qui avaient résonné contre les parois de la vallée. Les deux félins étaient alors restés quelques jours ensemble, puis l'accouplement avait eu lieu. Le mâle était ensuite parti courir son vaste domaine, deux à quatre fois plus grand que celui des femelles qu'il englobe et principalement forestier, à la recherche d'une autre partenaire.
A son retour, après avoir de nouveau maladroitement tenté de couvrir sa proie, la femelle sentit deux des petits se ruer sur ses mamelles. Le troisième attrapa lui aussi l'un des tétons, mais un peu plus tard, et avec moins de vigueur et de force que ses frère et sœur.
D'abord, la femelle resta avec ses petits, jeûnant patiemment. Puis dès qu'ils ouvrirent les yeux, elle reprit ses sorties et ses chasses, revenant régulièrement allaiter ses bébés. Il en fut de même pendant de nombreux jours et de nombreuses nuits. Toutefois, et au fil du temps, la mère apparut de moins en moins. Elle devait parcourir plus de distance chaque fois qu'elle voulait attraper un chevreuil ou un chamois. Les animaux avaient en effet compris qu'une famille de Lynx avait élu domicile dans le secteur et ils évitaient l'endroit avec prudence. La femelle devait souvent se contenter d'un simple lièvre. De plus, avec juin, des journées caniculaires s'étaient installées. L'eau manquait.
Est-ce à cause de cela que l'un des jeunes n'était plus là ? S'était-il fait dévorer par un renard ou un autre carnivore ? Quoiqu'il en soit il n'y avait alors plus que deux petits. Dans la nature, souvent, les plus faibles ne résistent pas.
Un matin, un bruit terrible affola les deux bébés. Ils se tapirent au fond du trou, silencieux, les sens aux aguets. En contrebas, un bûcheron s'était attaqué à une pépinière et le moteur de sa tronçonneuse déchirait le calme de la vallée. Dès qu'il se taisait, un chien qui accompagnait l'homme lançait des aboiements rauques et sonores.
La mère Lynx entra dans son abri, attrapa l'un des jeunes dans sa gueule et disparut. Plus tard, elle revint chercher le second pour l'emporter aussi, dans un autre abri, plus haut dans les rochers.
A un mois et demi, il se mit à quitter le refuge, certainement un peu trop tôt. Même si, à cet âge-là, sa mère pouvait commencer à lui ramener parfois un peu de viande, peut-être en la régurgitant, il devait absolument continuer à boire de son lait, surtout sous des journées aussi chaudes.
Les premières fois, l'adulte l'avait attrapé par le dessus du cou pour le ramener dans leur abri. Mais dès qu'elle partait, parfois à une dizaine de kilomètres, le petit courait de nouveau dans les rochers marquant le sol des ses empreintes, et se mettant à crier, comme pour appeler l'autre jeune resté dans la protection du gîte. Celui-ci tentait bien de répondre, mais en vain, le fugueur ne parvenait pas à trouver seul le chemin du retour.
Il aperçut soudain une silhouette inconnue qui approchait. Un homme, intrigué par ces cris qu'il avait d'abord pris pour ceux d'un jeune rapace, avançait. Heureusement, il s'agissait d'un naturaliste en balade surpris et heureux de cette rencontre fortuite. Le petit Lynx, curieux, courut vers l'homme sans arrêter de "miauler". L'autre fit demi-tour et s'en alla. Il réapparut quelques temps plus tard avec appareil-photos et téléphone portable. Le comportement du jeune Lynx – qui venait de s'endormir épuisé par les plaintes qu'il poussait sans cesse – l'inquiétait, et il avait décidé d'en référer aux spécialistes du secteur. Il téléphona, expliqua la situation et se retira.
L'homme n'avait pas appelé directement un des spécialistes qu'il connaissait, n'ayant pas son numéro sur lui. Il était passé par l'intermédiaire d'un ami qui s'était fait le relai. Et c'est tous les trois qu'ils revinrent, le soir-même, prendre des nouvelles du jeune Lynx. Ils le découvrirent après quelques escalades, au milieu du ravin, grâce aux cris du bébé. Il avait l'air en forme, si ce n'est qu'il continuait de geindre et d'appeler. Après quelques photos, les naturalistes laissèrent le petit, puis remontèrent sur le plateau. La nuit tombait. Ils restèrent quelques temps à l'affût, guettant la mère que le premier d'entre eux avait aperçue au matin, mais en vain.
Ils prirent le chemin du retour, décidant de laisser la famille Lynx tranquille le jour suivant, mais aussi de revenir surveiller l'évolution du petit qui les inquiétait, surtout en considérant les renards qu'ils avaient croisés et qui rôdaient dans le secteur.
De loin, le bébé semblait jouer. Mais après quelques minutes d'observation, tous comprirent qu'il était malade et que sa maladie le faisait tourner rapidement sur lui-même, puis tituber et tomber. S'il marchait lentement, tout semblait aller, mais dès qu'il accélérait, il reprenait ses rotations. Quelques appels qu'il lança à nouveau trouvèrent réponse en haut dans les rochers. Les hommes comprirent qu'il avait donc un frère ou sœur. Mais là, une décision s'imposait. Le laisser ici était préférable éthiquement et naturellement. Mais le petit allait certainement être repéré par un animal ou d'autres hommes moins bien intentionnés. Il risquait aussi de transmettre sa maladie aux autres bébés de la portée, d'après l'avis d'un vétérinaire qui venait d'être appelé.
Et donc, et ce ne fut pas de gaieté de coeur, les hommes vidèrent un de leur sac-à-dos pour y transporter le jeune animal qu'ils parvinrent à attraper sans trop de difficultés, mais en s'efforçant de ne pas le toucher. Le petit grogna, souffla, mais se laissa faire.
Le vétérinaire était déjà en route pour venir chercher l'animal.
Le soir, la mère fut de nouveau aperçue. Elle n'allait pas chercher le petit malade. Elle allait maintenant pouvoir s'occuper du dernier de ses jeunes au calme et à l'abri, sans risque que l'attention de quiconque fût attirée sur eux.
Comme souvent, un seul des jeunes Lynx atteindra l'âge adulte dans la forêt.
Mais cette fois-ci, tout le monde espérait que celui qui appelait pourrait être relâché bientôt, et en pleine santé.
Dès lors, tous ceux qui avaient eu connaissance de l'existence de la petite s'affairèrent à reprendre contact avec la mère. Celle-ci risquait en effet d'avoir quitté les lieux avec son dernier jeune, par crainte d'être repérée.
Pendant un mois, on installa des pièges-photos, on sillonna les bois environnants à la recherche de traces, on construisit encore bien des affûts… en vain. Il était bien sûr exclu de relâcher la petite sans être sûr que sa mère la reprenne. Les femelles Lynx ont une excellente mémoire olfactive, et surtout auditive. L'adulte accepterait sûrement son enfant, même quelques semaines plus tard. Mais si elle n'était plus là, il était alors inconcevable de remettre en liberté un bébé inexpérimenté.
Qu'en faire alors ? Il était inacceptable de la garder en cage, et pire encore de s'en débarrasser. Le vétérinaire proposa "une solution de captivité éthique" grâce à des personnes qui gèrent des projets de réintroduction dans des pays voisins. Cette idée était la moins mauvaise.
Et donc, quelques temps plus tard, le petit félin prit le chemin de l'Allemagne, où il serait lâché dans un large parc, pour contribuer à l'accroissement de son espèce.
Les hommes gardèrent un petit sentiment d'amertume de n'avoir pas pu relâcher la petite auprès de sa mère. Mais ils la savaient maintenant heureuse et l'imaginaient courir les forêts et les rochers outre Rhin, toute prête à donner naissance à des Lynx libres.
Mais une tâche encore leur incombait. Il fallait lui trouver un nom. Et si aucun n'a encore été choisi à l'écriture de ces lignes, on proposa Aïda, Lola ou encore Wakipan, qui signifie "Je crie, pour appeler quelqu'un" dans la langue des Sioux.